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Milo Rau, figure de proue du théâtre suisse

Le metteur en scène Milo Rau présente à Lausanne sa nouvelle création: Les 120 Journées de Sodome.

«Il y a actuellement un moment suisse, notamment alémanique, comme il y a eu, dans le passé, un moment catalan ou flamand.» Vincent Baudriller, directeur du Théâtre de Vidy – et, à ce titre, co-organisateur de Programme Commun, qui ouvre sa 3e édition jeudi prochain à Lausanne – ne cache pas son enthousiasme envers une scène nationale qui rayonne toujours plus fort au-delà des frontières. L'une des missions que se donne ce festival – qui fédère, autour de Vidy et de l'Arsenic, le Théâtre Sévelin 36, l'école de la Manufacture, l'ECAL et la Cinémathèque – est justement la circulation des énergies théâtrales du pays. Des propositions talentueuses qui, si elles s'exportent déjà souvent avec succès, peinent parfois à déborder les barrières linguistiques du pays.

La Suisse bouge, elle bouscule les scènes européennes et il serait temps que les premiers concernés en prennent conscience! Le metteur en scène Milo Rau n'est pas inconnu du public romand qui a déjà pu apprécier un grand nombre de ses propositions. Son Compassion. L'histoire de la mitraillette, avec la comédienne Ursina Lardi, se posait d'ailleurs comme l'un des spectacles forts de la dernière édition de Programme Commun. Etoile toujours plus brillante du théâtre suisse, le Bernois revient cette année avec une pièce puissante et provocante, Les 120 journées de Sodome, inspirée de Sade et Pasolini. Il s'explique, dans notre interview, sur cette pièce employant des acteurs handicapés, un Theater Hora récipiendaire de l'Anneau Hans Reinhart en 2016.

Mais cette star montante, qui commence à talonner un Christoph Marthaler, ne saurait cacher la galaxie helvétique mise en avant cette année. Du Rimini Protokoll de Stefan Kaegi et son théâtre documentaire et participatif à Boris Nikitin, pris dans les vertiges de la performance, en passant par la chorégraphe tessinoise Lorena Dozio, sans oublier «nos» Romands – Guillaume Béguin, Gilles Jobin, Philippe Saire… –, les occasions de (re)découvrir la formidable créativité théâtrale de la Suisse se multiplient.

Les handicapés montent sur scène et sur la croix

Encore une fois, Milo Rau fouille les parts d'ombre, les zones taboues. Sa relecture de Sade et Pasolini, Les 120 journées de Sodome, ne se contente évidemment pas de citer ce couple sulfureux de l'histoire artistique de la provocation depuis le film Salo (1975), mais en détourne la problématique nihiliste et fasciste sur la question du handicap et de l'eugénisme – la sélection génétique – avec des comédiens du Theater Hora, directement concernés.

Avec votre pièce, vous déplacez l'axe politique de Pasolini sur la question du handicap? Oui. Dans toutes mes pièces, comme dans Five Easy Pieces où des enfants jouaient la tragédie Dutroux, j'estime qu'il est important de transposer, d'actualiser pour donner du sens. Donc, si je travaille sur l'extermination totale de la vie avec des handicapés, je vais me demander ce que ça veut dire. L'une des spécificités tient aujourd'hui au diagnostic prénatal qui fait que 9 trisomiques sur 10 ne voient pas le jour. Dans la pièce, il est dit: «Vous êtes les derniers de votre espèce.» Ce qui est dur, mais vrai.

La question a surtout été sensible dans les cultures germaniques? On surplombe une frontière éthique qui a fait scandale en Allemagne. Quand Peter Sloterdijk a écrit un texte (ndlr: «Règles pour un parc humain», 1997) où il anticipait le diagnostic prénatal et le possible évitement des trisomiques, on a dit que le simple fait d'y penser était déjà fasciste, impossible. Vingt ans plus tard, c'est légalisé et on n'en parle même pas.

La force de votre pièce n'est-elle pas de rendre conscient du rôle auquel on confine le handicapé, lui refusant le droit de jouer? C'est ça. Le directeur artistique du Theater Hora m'a dit que c'était d'ailleurs la première fois que beaucoup de critiques avaient regardé la troupe seulement comme des acteurs. Des acteurs qui, étrangement, jouent aussi leur propre rôle. La scène de sexe, par exemple, ils la jouent, ils la vivent, ils se regardent la jouer, ils ont du plaisir en le faisant et aussi d'être regardés. Il y a un très grand jeu du regard et ils en sont conscients, avec une intelligence directe du jeu quand ils sont sur scène. S'ils regardaient la pièce du côté du public, ils ne comprendraient peut-être pas tout, même si je leur ai parlé des dizaines de fois du nazisme et des parallèles que l'on peut faire avec l'eugénisme contemporain. Cette intelligence de la scène est très forte chez les acteurs de Hora et, même si je me moque dans la pièce de leur Anneau Hans Reinhart (ndlr: la plus haute distinction du théâtre suisse) – avec ce personnage qui déclare: «Dois-je être idiot pour le recevoir?» – je pense que c'est très bien qu'ils l'aient reçu l'an dernier.

Vous gardez l'approche de Pasolini dans son film, rarement relevée, qui fait des tortionnaires fascistes, du moins au début, des êtres pas si antipathiques, libertaires? Oui, d'ailleurs, à la fin, ils donnent la mort de façon sympathique. Cela vient probablement du mélange entre les rôles que jouent les acteurs et leurs vraies personnalités – ils sont très sympas! Mais il s'agit plutôt du portrait de petit-bourgeois, en l'occurrence suisses, que de fascistes. C'est une tension que l'on sent fortement, du moins en Suisse allemande, où chaque petit-bourgeois aime le dadaïsme et possède une petite bibliothèque du Marquis de Sade, alors qu'ils sont totalement protestants et travaillent tout le temps. Cela se reflète aussi dans la scène où le bourgeois se laisse pisser dans la bouche pendant la récitation du poème de Celan sur l'Holocauste des Juifs dans les chambres à gaz, «nous buvons le lait noir de l'aube»… Il y a une apostasie du petit-bourgeois dans son désir de libertinage, de devenir Sade.

Mais votre pièce ne verse pourtant pas seulement dans la provocation? Il y a aussi beaucoup de tendresse, authentique et pas seulement simulée pour en arriver à la mort. Certaines séquences expriment une réelle entente humaine, au-delà de l'analyse du jeu, et, pour moi, ces moments performatifs sont un cadeau de Hora pour ces grands acteurs du Schauspielhaus qui sont plus habitués à jouer du Schiller.

Une constante de votre théâtre est de créer une tension entre fiction et réalité… Oui. Ne plus tant être dans l'ordre de la représentation, mais plutôt savoir si ce qui se passe sur scène se passe vraiment. Je suis d'accord avec Godard: le réalisme ne reflète pas ce qui est vrai sur scène, mais fait de ce qui se passe sur scène quelque chose de réel. J'aime cette idée théâtrale que quelque chose est produit, mais, à la fin, quand même réel. Ce moment où même l'acteur perd un peu le contrôle, un peu comme au cirque quand un acrobate se balade sur une corde à 20 m de haut. A tout moment, il peut tomber et tout est détruit. C'est ce qui m'intéresse.

La préparation des comédiens de Hora a-t-elle été compliquée? Spatialement, c'était difficile. Ils sont habitués à des pièces plus simples déjà à ce niveau. Mais il a fallu beaucoup travailler pour essayer de leur faire comprendre ce qu'ils font. Pourquoi manger la merde? Pourquoi sont-ils tués? Il était important qu'ils le sachent, et leurs parents aussi, car légalement, ils ne sont pas adultes. Nous avons donc aussi impliqué l'opinion publique, les médias, les associations de défense des handicapés. Plusieurs mois de travail, pas à pas, pour en arriver à cette liberté, à ce plaisir de le faire.

Avec Les 120 journées de Sodome et sa problématique de l'eugénisme, ne passez-vous pas la barrière du militantisme? Je crois que je reste quand même dans un «vitalisme» universel. Parler d'avortement, c'est comme parler d'Israël, il n'y a jamais d'équilibre, toujours des points de vue irréductibles. Il y a la liberté de l'individu qui ne veut pas d'un enfant, et c'est bien que cela existe. En même temps, concernant les handicapés, il y a un tournant d'eugénisme. On dit: «Je sais qu'il n'est pas tout à fait parfait et il sera tué, je vais attendre le prochain.» C'est quelque chose de difficile, mais je l'appréhende sans juger. Personnellement, je ne pourrais pas prendre parti car on se retrouve immédiatement dans une position politique difficile. Pasolini, par exemple, lui-même homosexuel, était contre l'avortement. Cela a signé la fin de sa carrière publique aux côtés de la gauche.

/Arsenic Sa 1er (17 h 30) et di 2 avril (14 h 30) Rés.: 021 625 11 36)