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Avec "En finir!", Eddy Bellegueule, alias Edouard Louis, renaît au théâtre

Le spectacle "En finir!" de la Manufacture de Daria Deflorian et Edouard Louis. [DR - Nicolas Brodard]
En finir. Avec La Manufacture et Eddy Bellegueule / Vertigo / 7 min. / le 31 mai 2022
Mise en scène par l’Italienne Daria Deflorian, la dernière promotion de la Manufacture, Haute Ecole romande des arts de la scène, adapte au théâtre le récit "En finir avec Eddy Bellegueule". Une réussite collective tout en humanité à voir en tournée de Genève à Paris.

"C’est par le théâtre que je me suis enfui. Une des enseignantes de français du collège avait créé un club, une fois par semaine en fin d’après-midi. La vérité, c’est que le théâtre a été étonnamment facile pour moi. Je crois que c’est parce que je savais jouer des rôles. J’avais appris à le faire, malgré moi, depuis ma naissance. J’avais joué des rôles pour essayer de cacher qui j’étais. Pour me protéger."

La pièce "En finir!" vient de commencer. Le jeune comédien Olivier Debbasch prend la parole en premier, bord de plateau face au public. Les quatorze autres comédiennes et comédiens de la Manufacture poursuivent leur séance de yoga, chacun et chacune transpirant sur son tapis bleu. "En finir!" s’inspire du récit autobiographique "En finir avec Eddy Bellegueule" d’Edouard Louis. Le spectacle trouve aussi sa source dans d’autres ouvrages de l’écrivain français, dont le premier livre fut une sacrée claque lors de sa publication en 2014. L’histoire d’un garçon stigmatisé, violenté, dans un village du Nord de la France parce qu’il n’est pas comme tous les autres. Lui, c’est 'le pédé'.

"Désormais, nous sommes là. Nous existons"

"C’est par le théâtre que je me suis enfui…" Ce sont les mots d’Edouard. Ce pourrait aussi être ceux d’Olivier. Ou des quatorze autres. Une classe de jeunes comédiennes et comédiens qui viennent de terminer leur cursus à la Haute école des arts de la scène. Les voici devenus des pros. Avec un passé qu’on ne connaît pas, une vie transformée qui s’ouvre désormais. "En finir!" est leur spectacle de bachelor, leur tour de piste collectif: "Nous existons. Désormais, nous sommes là. Sur scène."

Les mots d’Edouard Louis pourraient aussi être ceux de Daria Deflorian. La comédienne et metteuse en scène de "En finir!" n’a-t-elle pas quitté naguère son "pauvre village de la montagne où la vie était très dure" pour trouver son émancipation à Bologne d’abord, puis à Rome, où son duo Daria Deflorian & Antonio Tagliarini est l’un des fleurons des arts de la scène italienne?

Au-delà des coups et des insultes

Une image du spectacle de la Manufacture "EN FINIR !" de Daria Deflorian et Edouard Louis. [DR - Nicolas Brodard]
Une image du spectacle de la Manufacture "EN FINIR !" de Daria Deflorian et Edouard Louis. [DR - Nicolas Brodard]

Eddy Bellegueule va devenir Edouard Louis et passer d’un patronyme reçu à une identité choisie, d’une humiliation subie à une fierté chèrement conquise. C’est le récit d’une mutation. Au-delà des coups, de la misère et des insultes, c’est la conquête méthodique, déterminée, d’un être aspirant au changement.

Chez Eddy bientôt Edouard, ça passe par les études, l’habillement, la perte de l’accent, un déménagement de la campagne à la grande ville, de nouvelles relations et des mentors, comme le philosophe Didier Eribon ("Retour à Reims", un récit qui inspira celui d’Edouard Louis) ou les écrits du sociologue Pierre Bourdieu. "En finir!" est l’histoire d’un transfert d’une classe sociale à une autre. Le changement est brutal, impitoyable. Il nécessite une énergie de tous les instants et une volonté de fer pour devenir autre, devenir soi-même.

"Être interprète de théâtre, explique Daria Deflorian, c’est se situer dans une zone intermédiaire entre un personnage et soi-même." Les quinze jeunes comédiennes et comédiens de la Manufacture sont toutes et tous la voix d’Edouard dans une magnifique partition chorale. Ielles forment aussi cette classe que l’on voit au travail sur la scène de la Comédie, chacune et chacun jouant son propre rôle sous son vrai nom. Ielles sont enfin cette part d’incertain et d’intrigant où se mélangent les mots d’Edouard Louis et leur propre vécu de jeunes artistes.

Un sentiment d’empathie

Il n’est jamais facile de mettre en scène ces distributions-fleuves que constituent les spectacles de volées théâtrales professionnelles. Chacun, chacune doit avoir son moment, sa réplique, histoire de montrer le maillot, comme on dit en cyclisme. A la succession de soli, Daria Deflorian a préféré la dynamique solidaire d’un groupe. Et rend ainsi à "En finir!" sa part de tendresse et d’amour, là où le récit d’Edouard Louis claquait comme une gifle. Une belle gageure. On ne ressort pas atterré par les violences, mais plutôt porté par un sentiment d’empathie à l’issue de ce spectacle.

Et puisqu’il est ici question d’identité reconquise et d’émancipation, on vous livre les quinze patronymes de celles et ceux que vous verrez prochainement, qui à l’écran, qui sur un plateau de théâtre: Bénédicte Amsler Denogent, Délia Antonio, Angèle Arnaud, Ismaël Attia, Emilie Cavalieri, Emeric Cheseaux, Olivier Debbasch, Lou Golaz, Vivien Hebert, Alix Henzelin, Ali Lamaadli, Naïma Perlot-Lhuillier, Loubna Raigneau, Eliot Sidler et Etienne Tripoz. On leur dit merde et bon vent!

Thierry Sartoretti/aq

"En finir!", Genève, Comédie, jusqu’au 3 juin. Yverdon, Théâtre Benno Besson le 8 juin. La Chaux-de-Fonds, TPR, les 10 et 11 juin.

Fribourg, Festival du Belluard le 26 juin. Lausanne-Vidy, du 29 juin au 2 juillet. Puis Festival Paris l’été les 19 et 20 juillet.

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